Critique : The place beyond the pines de Derek Cianfrance
Un drame d'une puissance folle servi par un casting de choix. Derek Cianfrance filme l'Amérique désillusionnée comme personne. On a la larme à l'œil !
Motar miteux dans une foire miteuse, se déplaçant dans des villes toutes aussi miteuses, Luke (Ryan Gosling) se croit en marge de la société et libre, comme le soulignent explicitement ses tatouages et son unique T-shirt troué. Mais lorsqu'il revient dans la bourgade de Schenectady et qu'il apprend qu'une ancienne conquête, Romina (Eva Mendès, poignante) a eu un enfant de lui, sa bulle va s'éclater. Lui-même élevé sans père, Luke ne veut pas commettre la même erreur avec son fils. Mais son petit boulot ne suffit pas à les faire vivre. Il va donc utiliser son talent de conducteur pour braquer des banques. On pouvait craindre un simple plagiat de Drive, de par ses similitudes scénaristiques, et c'est justement grâce à cela que Derek Cianfrance nous double et nous surprend en livrant un film auquel on ne s'attendait pas du tout.
Des résidences insalubres au milieu d'éléments de nature, tel est le décor que nous offre le cinéaste. Contrairement au chef-d'œuvre de Nicolas Winding Refn, qui privilégiait la vision colorée de la métropole pour un film de gangsters en forme de conte de fées, on se retrouve dans un endroit perdu, montré par de nombreux plans-séquences. Le film serait en odorama, on sentirait la crasse et le cambouis. Mais The place beyond the pines n'est pas pro-redneck pour autant. Les bruits de moteurs sont accentués, accompagnés par la musique atmosphérique de Mike Patton. Prisonniers de cette ville et de leur vie, les personnages tentent (Luke le premier) de se libérer. Là où le bitume se lit à la verdure, il se dégage un lyrisme caché derrière cette désillusion (parfaitement retranscrite) du rêve américain.
Mais Cianfrance pousse encore plus loin cette idée du désenchantement. En effet, alors qu'il avait déjà joué dans son précédent film (Blue Valentine) et qu'il était devenu son acteur fétiche, Ryan Gosling disparaît dès le premier tiers du long-métrage ! Si le réalisateur ne fait que renforcer son immense talent par son absence, il donne surtout une véritable rupture au spectateur et à lui-même, prouvant que le choix du beau blond taciturne n'était pas un hasard. Avec sa présence incroyable, le personnage de Luke va hanter tout le reste du film, permettant cependant à Cianfrance « d'aller de l'avant », et de s'attarder sur un nouveau protagoniste : Avery Cross (Bradley Cooper, qui trouve son meilleur rôle), un flic sérieux et ambitieux, qui va devoir aussi faire face à la réalité, ne serait-ce que devant ses collègues ripoux. The place beyond the pines n'est d'ailleurs pas divisé en deux, mais en trois parties, le dernier tiers portant sur les fils de Luke et Avery quinze ans après (prouvant pour ceux qui en doutaient que Dane DeHaan est définitivement un acteur à suivre !)
Le film se transforme alors en un puissant drame familial. Avec ses actes bien définis (comme dans un opéra), il amène différents contrastes, à commencer par cette opposition du classicisme et du réalisme. Les générations se mêlent, tout comme la nature et la ville, et les différents points de vue apportent une réflexion pas conne du tout sur le Bien et le Mal. Car avec sa caméra haut perchée s'amusant à faire des plongées et sa lumière qui apporte perpétuellement l'attention sur les personnages (qu'elle les illumine ou les fuit), Cianfrance offre une vision omnisciente au spectateur. Il le laisse ainsi se faire lui-même son opinion (et les réalisateurs qui ne mâchent pas le travail de réflexion, c'est de plus en plus rare !), mais lui permet aussi de suivre ces destins liés (si vous avez vu Cloud Atlas, vous serez en terrain connu) libérant des sentiments forts et bien traités tels que l'amour parental (enfin, le manque surtout) ou encore la vengeance.
Au milieu de ce trouble sur la paternité, il y a également la question inquiétante sur l'héritage. Que pouvons-nous laisser à nos enfants ? Un patrimoine plus philosophique que matériel. Jason trouvera un bien-être en apprenant à connaître son père Luke. Si ce dernier ne lui aura pas offert ce qu'il aurait voulu, il a réussi à lui transmettre sa passion des motos. La caméra du cinéaste filme quelques actions du père et du fils qui se révèlent identiques. Alors qu'il cherchait à enfouir cette tragique histoire, Avery va devoir souffrir pour permettre un nouveau départ à Jason (et au passage à lui-même) dans une confrontation magistrale qui se fera... dans une forêt. Derrière les pins du titre, il y a finalement la vérité, une Amérique désespérée et lucide, qui apprend malgré tout qu'il faut savoir avancer sans oublier totalement le passé. C'est en définitive un bien bel héritage.
2013
États-Unis (2h20)
Avec Ryan Gosling, Bradley Cooper, Eva Mendès, Dane DeHaan, Ben Mendelsohn, Ray Liotta...
Scénario : Derek Cianfrance, Ben Coccio, Darius Marder.
Distributeur : StudioCanal
Note : 18/20